L'Enthousiasme (XV-2)(終) | 左団扇のブログ

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Hélas ! pourquoi prenait-il cet air humble ? Ne voyait-il point que j’étais prêt à obéir, que je voulais obéir, et qu’il fallait me chasser plutôt que de me contraindre à décider moi-même sur ma destinée, sur la sienne, sur celle de mère, sur celle de Geneviève ? Mais non, il attendait. C’était à moi de consentir à la souffrance et de libérer tous ces êtres chéris du joug pesant dont les écrasait l’épanouissement implacable de ma jeunesse, ou bien de réclamer Geneviève et d’imposer les droits de mon bonheur.

Obstinément je me mis à chercher un parti qui fût à la fois conforme à mon devoir, à mes désirs et aux désirs de Philippe. À quoi bon ? Les réflexions confuses qui s’ébauchaient en moi, aboutissaient toutes à la même conclusion égoïste, sans que nul argument réclamât le sacrifice. En paroles tumultueuses mais évidentes, je ne recevais de ma raison que l’ordre de résister, d’être logique avec moi, et de ne point abandonner, au moment de la réaliser, l’œuvre poursuivie à travers tant de vicissitudes. Et que de conseils analogues m’arrivaient du fond de mon être, de mes instincts et de mes goûts, de mes sens et de mon imagination !

 Tu vas t’en aller, n’est-ce pas ? répéta Philippe.

Je frissonnai de sympathie, et je le regardai comme je ne l’avais jamais regardé. Oh ! ces tempes flétries ! Chacune des rides qui les sillonnaient, c’était moi qui l’avais creusée, de même que telle exigence de ma passion avait décoloré ces cheveux, plissé ces paupières et voûté ces épaules. Mon pauvre Philippe ! Toute l’histoire de mon bonheur était inscrite sur son visage en blessures et en tristesses. Et je me rendis compte qu’il y avait là, sous mes yeux, un homme que je martyrisais depuis des années et dont l’existence dépendait de la mienne, que cet homme en outre était un ami de ma mère, un témoin de mon enfance, et qu’il était, révélation imprévue, bon, tolérant, capable de noblesse, soumis à des idées de reconnaissance et de dévouement. Et puis, pour avoir droit à mes égards, ne suffisait-il point qu’il fût un de mes semblables ?

Sur la grand’route les jeunes, les forts, les audacieux, les enthousiastes, marchent en riant et en chantant, les yeux levés au ciel ou ravis par la beauté des spectacles. Le chemin est libre, l’horizon désert. Et ils ne voient ceux qu’entraîne leur course impétueuse, et qui chancellent à leur suite comme s’il ne restait plus d’air à respirer ni de lumière pour se diriger. C’est le cortège inévitable, la troupe d’esclaves et de rois enchaînés qui suivait le char du triomphe. Le bonheur est une conquête. Il ne s’établit point sans quelque injustice, sans abus ni violence, ou du moins sans empiétement. Soyons donc attentifs en notre félicité. Plus nous sommes heureux, et plus il nous faut agir comme si nous ne l’étions pas, nous soucier du chemin que nous parcourons, et jeter autour de nous des regards clairvoyants. Celui qui est au soleil doit veiller à ce que son ombre ne vole à personne le bienfait d’un seul rayon.

 Pascal, tu vas t’en aller, n’est-ce pas ? redit encore Philippe d’une voix anxieuse.

 Oui, m’écriai-je éperdu d’amour, oui, demain, je partirai demain.

 Tu ne chercheras jamais à revoir Geneviève ?

 Jamais.

 Jure-le sur la tête de ta mère.

 Sur la tête de ma mère.

C’était fini. Un flot de bonté avait emporté les dernières résistances de mes instincts. Ce qu’il peut y avoir en moi d’aspirations généreuses avait prévalu contre les conseils équivoques de ma raison. J’en éprouvai du contentement et un peu d’orgueil.

Après un silence, il me dit du ton d’un ami :

 Tu fais bien de partir, ta place n’est pas à Saint-Jore.

Il ne m’avait adressé aucun reproche. Pourquoi nous était-il défendu de nous donner la main et d’être affectueux ? Sûrement, si cela eût été admissible, c’est moi, oui, c’est moi qui eus pleuré dans ses bras, et c’est lui qui m’eût consolé ; car, en vérité, depuis le serment que je venais de faire, il n’y avait plus entre nous d’autre souffrance que ma souffrance, et il la partageait, oublieux de la sienne.

Il se leva et prit la lampe.

 Je vais te conduire, Pascal.

Il eut tort de montrer tant de hâte et de me mettre en demeure d’accomplir ma promesse, avant que j’eusse le temps de m’y accoutumer et, peut-être aussi, de me réjouir en face de lui de la petite supériorité où vous hausse le sacrifice.

Il insista :

 Eh bien, Pascal ?

Un sursaut de rancune et d’effroi me fit répondre :

 Eh quoi ! vous pouvez bien patienter un moment ; n’avons-nous pas toute la nuit ? D’ailleurs il y a une condition, je ne partirai pas sans dire adieu à Mme Darzas.

 Mais tu es fou !

 Nullement… c’est une condition toute naturelle, et je n’y renoncerai pour rien au monde, c’est bien le moins…

 Alors… alors… tu veux ?.., (sic) 

Oh ! la désolation de son visage ! Ma colère méchante se dissipa aussitôt, mais j’avais entrevu la possibilité de cette joie suprême, et je prononçai tout bas, un peu gêné :

 Je veux la voir… il est juste que je lui dise adieu.

 Eh bien, non, proféra-t-il en frappant la table du poing, eh bien non, eh bien non, tu ne la verras pas, je refuse.

Des heures lourdes s’appesantirent sur nous. Ni l’un ni l’autre n’étions disposés à céder. Philippe se promenait, s’asseyait, se remettait en marche avec des gestes nerveux. Moi, je ne lâchais pas prise, cramponné à mon espoir comme à une épave inattendue. La scène se précisait : en longs vêtements blancs, terrifiante de pâleur, Geneviève ouvrait la porte : « Adieu, lui disais-je, adieu, nous ne nous verrons plus, adieu. » Et nos regards et nos mains et nos âmes s’uniraient pour la vie. Était-ce vraiment se séparer que de se séparer avec le souvenir d’une telle vision ?

La lampe s’éteignit, tandis que l’aube s’essayait aux fenêtres. Des bruits animèrent la ville.

Enfin il me dit :

 Tu le veux ? Si je refuse, tu restes à Saint-Jore,  n’est-ce pas ?

 Je vous demande pardon, Philippe, mais il faut que cela soit, c’est juste.

Sa rage fut telle que je me préparai à une nouvelle attaque. Mais il réussit à se contenir.

 Soit, viens.

Il me précéda le long du couloir en me faisant signe d’assourdir le bruit de mes pas, par crainte des domestiques. Lui, il n’avançait qu’avec les plus grandes précautions, ce qui l’obligeait à prendre alternativement sur un pied et sur l’autre, des attitudes d’équilibriste. C’était ridicule et navrant, et j’en eus honte pour moi plus encore que pour lui. Quelle humiliation je lui imposais par mon entêtement de bonheur, et à quel prix lui vendais-je maintenant, comme une marchandise, mon élan de bonté ?

Il s’arrêta. Je tremblais d’angoisse et de froid.

 Frappe, dit-il d’une voix indistincte, avertis que c’est toi.

Il s’appuyait au mur, et je devinais ses jambes molles, son cœur aussi torturé que le mien. Mon Dieu, mon Dieu, comme tout cela me parut horrible ! Et Geneviève qui était là, à genoux, derrière cette porte, et qui sanglotait ! Allais-je renoncer à la voir une dernière fois, ma chérie ? Fallait-il commencer l’épreuve dès cet instant même, et me sacrifier déjà pour épargner un autre ?

 Il n’y a pas de temps à perdre, balbutia-t-il, les employés vont arriver… frappe donc…

J’effleurai le battant et je voulus appeler Geneviève, mais à l’aide de quelles paroles ? De quel nom la désigner en présence de son mari ?

Je me retournai. Il ne bougeait pas. À la lueur oblique d’une fenêtre, je discernai sa face livide.

Alors je lui dis :

 Allons-nous-en, Philippe.

Il resta un moment confondu, puis il me regarda très doucement. Je lui tendis la main, il la prit entre les siennes et bégaya quelques mots.

 Allons-nous-en, lui dis-je encore, d’un ton plus ferme.

Et cette fois ce fut moi qui le précédai.

« Geneviève… Geneviève, murmurai-je » À chaque pas et sur chaque marche de l’escalier, je me déchirais avec les tristes syllabes… Geneviève… Geneviève… Mais j’avançais, sans défaillance, la tête haute.

Dans le vestibule, il me dépassa et courut vers la grille, indifférent maintenant aux rencontres de domestiques ou d’employés. Je traversai la cour. Un instant je m’arrêtai devant lui, et je dis :

 Adieu, Philippe.

 Adieu, répondit-il.

Violemment il referma la grille, et j’entendis le bruit sec de la clef dans la serrure.

Je m’en allai par les rues désertes, sans me retourner. Il me semblait qu’il n’y avait plus seulement en moi de la souffrance, de l’amour, de la bonté, de la pitié, de la jalousie, des instincts contraires qui me dévastaient et auxquels je me soumettais tour à tour, mais qu’il y avait au-dessus de tout cela une grande force nouvelle la force de l’homme qui se décide et qui veut parce qu’il juge que l’heure est venue de se décider et de vouloir. Il ne s’agissait ni de sacrifice ni de résignation, mais de consentement viril à ce que l’on reconnaît juste et nécessaire, de respect devant les arrêts du destin, si cruels qu’ils fussent. Le passé était mort avec toute ma joie et tout mon bonheur : eh bien, je n’avais qu’à vivre vers l’avenir. Il réserve des joies et des bonheurs inépuisables à ceux qui se confient à lui.

Je marchais vaillamment. Mes yeux étaient vides de larmes, et fixes, comme s’ils eussent regardé la douleur en face. Je me sentais plus de fierté et de dignité.

Cependant, au fond de moi, je répétais indéfiniment :

 Geneviève… ma chérie… ma Geneviève…


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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ÉVEEUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY