Elle ne répondit pas encore. Était-ce pour éviter l’invocation de mes yeux qu’elle détournait les siens ? Mes paroles la touchaient-elles ? Cependant je continuais, dans l’espoir que le son de ma voix la fléchirait.
— Pense à notre pauvre amour, voilà six ans que nous
nous aimons, et qu’avons-nous eu en dehors de quelques rendez-vous
hâtifs ? Y a-t-il rien de plus triste que cet amour sans intimité, sans
repos, sans halte, sans rêveries communes ? Quand je rencontre un couple
qui se promène ouvertement, les bras autour de la taille, un couple d’ouvriers
ou de paysans qui montrent leur affection ou leur désir comme une chose toute
naturelle, tu ne sais pas la peine que j’endure. J’envie les petits ménages
bourgeois du dimanche, qui poussent devant eux une voiture d’enfant. Ils ne
s’aiment pas comme nous, mais ils vivent ensemble, et c’est cela qui est bon…
Songe à cet avenir, ma chérie, vivre ensemble, manger, lire, dormir, voyager
ensemble, nous voir autant que nous le voudrions, ne pas se cacher, ne pas
mentir, ne pas trembler, marcher dans la rue l’un près de l’autre, entrer dans
des magasins, jouir du même soleil, se chauffer au même feu… toute cela est
possible… tu n’as qu’à vouloir…
Par moments j’avais l’impression de prononcer des mots qui germaient devant moi comme des graines miraculeuses, et, à d’autres, des mots inutiles qui ne parvenaient même pas à son oreille. Oh ! ce visage fermé ! mon destin était là, inscrit derrière ce front impassible. J’y frappai du doigt, nerveusement.
— Ce que je dis n’entre pas en toi… tu ne nous vois
pas habitant la même maison, travaillant sous la même lampe, admirant les mêmes
paysages, ayant les mêmes chagrins, les mêmes paysages, ayant les mêmes
chagrins, les mêmes plaisirs, les mêmes habitudes, une existence réglée par la
même horloge, une âme soumise aux mêmes nécessités. Notre amour est encore pour
toi une chose de honte et de ténèbres. Chasse cette idée, Geneviève, notre
amour a droit à la clarté, au bien-être, à l’épanouissement. Allons-nous-en, je
t’en prie… Mais réponds donc… pourquoi ne réponds-tu pas ? m’écriai-je
exaspéré… réponds… préfères-tu que nous nous séparions ?
Elle se jeta sur mon épaule avec effroi.
— Ne t’en va pas, mon Pascal… non, recommencer comme
il y a deux mois !… et puis Berthe qui reviendrait s’amuser de mon
désespoir… Oh ! quand elle m’a dit : « Pascal m’a chargé de te faire ses adieux,
il est parti »… Pas cela, mon chéri…
— Eh bien alors, qu’est-ce qui te retient ?
Philippe ? tu ne l’aimes pas et, lui, il souffrira moins de ton départ qu’il
ne souffre de votre désaccord. Le monde ? on n’en dira pas plus qu’aujourd’hui,
le scandale sera d’un moment au lieu d’être de tous les jours… et puis on nous
oubliera… Alors viens, ma Geneviève, nous sommes destinés l’un à l’autre, et il
est si rare que deux êtres en aient autant de preuves que nous ! Nous n’irions
pas vers l’inconnu, nous sommes sûrs d’être heureux ! voici le bonheur, il
est entre nous, prenons-le… Allons-nous-en, veux-tu ?
Et elle me dit :
— Oui, Pascal, je le veux… Je le veux depuis l’instant
même où tu me l’as demandé.
Je fus stupéfait. La lutte n’avait pas épuisé toutes les réserves de persuasion et de tendresse que j’avais accumulées dans la solitude.
— Tu veux bien ! murmurai-je, que de bonheur j’ai
perdu en ne le devinant pas plut tôt ! Aurais-tu voulu, il y a deux mois ?
— Non.
— Ah ! tant mieux.
Cette fois le silence nous rapprocha, et ce fut comme la fin de notre vie ancienne et le début de notre vie nouvelle. Mon cœur trembla d’émotion.
— Je t’aime Geneviève.
Vraiment cet aveu fut le premier. Nos lèvres se joignirent : c’était la première fois. Avide de sa chair inconnue, je m’abandonnai à mon désir. Elle me supplia :
— Pas ici, Pascal, plus tard, quand nous serons
réunis.
— Oui, cela vaut mieux, tu es ma fiancée, je ne t’ai
jamais eue, et ce sera la nuit de nos noces… Ah ! tu ne sais pas la joie
que tu me causes en te refusant pour cette raison. La nuit de nos noces,
Geneviève, ce sera là-bas, bientôt.
Je lui décrivis notre maison de Lucéram, nos meubles, notre jardin, nos arbres. Elle me demanda quelques changements dans la distribution des pièces. J’y consentis. Quel délice de rire !
— Nous rirons souvent, mon aimée, nous en aurons le
droit… nous avons si peu ri et tellement pleuré !
Une cloche sonna la fermeture du dépôt.
— Sept heures, Pascal, Philippe va rentrer.
— Comme tu es tranquille !
— Tout m’est égal désormais, Philippe peut bien te
voir !
— Tu ne dis pas un mot, Geneviève, pas un mot qui ne
me frappe de bonheur.
Il y avait une certaine solennité entre nous. Nos yeux ne se quittaient pas.
— Le jour que tu fixeras, Geneviève, je serai à la
gare, à quatre heures, j’aurai ton billet pour Paris, tu passeras tout droit.
Mais quel jour ?
— Demain, dit-elle.
Je tombai à ses genoux :
— Demain ! tu veux bien demain ! je n’aurais
pas cru si tôt… c’est trop… c’est trop… j’en ai mal…
J’embrassais passionnément l’étoffe de sa robe. Elle s’inclina et me baisa au front.
— Ne bouge pas, mon chéri.
Elle s’en alla, puis revint.
— Vite, j’ai éloigné les domestiques, les employés ne
sont plus là. D’ailleurs, pour être plus sûr de ne rencontrer personne, passe par
les magasins. Tout au fond il y a une porte qui sert très rarement, je l’ai
découverte l’autre jour, la clef est accrochée au mur… va, mon chéri,
dépêche-toi.
Dans le vestibule, je voulus l’embrasser. Elle me poussa vers le bureau de son mari.
— Non, demain, adieu… oh ! j’ai peur… si
Philippe arrivait !